Monsieur Wagner, de nombreux soignants vivent la violence des patients comme une partie pesante de leur quotidien à l'hôpital. Mais vous parlez aussi d'une autre forme de violence, moins visible: la violence structurelle. Qu'entendez-vous par là?
La violence structurelle désigne les pressions exercées par le système lui-même. De nombreux soignants connaissent ce que l’on appelle une blessure morale: ils souhaitent prodiguer des soins de qualité, ont un mandat éthique et professionnel clair – mais les conditions ne le permettent plus. Le manque chronique de personnel les empêche de répondre à ces exigences. C’est démoralisant. Beaucoup quittent la profession parce qu’ils n’en peuvent plus. L’absence de mise en œuvre de l’initiative sur les soins infirmiers est ressentie comme une gifle – le système blesse.
Dans le débat public, l'accent est souvent mis sur les agressions commises par les patients. Vous dites que cela ne suffit pas. Pourquoi?
Bien sûr, de tels incidents sont pénibles. Mais le sentiment d’impuissance le plus profond provient des dysfonctionnements structurels: le manque de personnel, les équipes qui se disloquent, les postes qui ne sont plus pourvus. Les soignants se sentent abandonnés – par les institutions, mais aussi par la politique. Ce qui manque cruellement, c’est une véritable reconnaissance.
Après l'acceptation de l'initiative pour les soins infirmiers, les attentes étaient grandes. Pourquoi s'est-il malgré tout passé si peu de choses?
Parce que la politique n’a pas apporté les réponses décisives. L’offensive de formation est importante, mais elle reste insuffisante. Sans de meilleures conditions de travail, beaucoup abandonnent après quelques années. Il manque une clé de répartition obligatoire du personnel et un financement garanti. Tant que cela ne sera pas réglé, les établissements continueront à économiser sur le personnel, ce qui accroît la pression. De nombreux soignants tiennent encore le coup alors qu’ils ont dépassé depuis longtemps leurs limites. Les politiques leur disent: «Pourquoi vous plaindre, ça va encore.»
Pierre-André Wagner, avocat, LL.M., infirmier diplômé, responsable du service juridique de l'Association suisse des infirmières et infirmiers (ASI)
Après des études de droit à Berne et une spécialisation en droit féministe à la York University de Toronto, Pierre-André Wagner a travaillé comme greffier au Tribunal fédéral. Il a ensuite suivi une formation d’infirmier AKP et exercé pendant six ans dans le domaine des soins. Depuis 2001, il dirige le service juridique de l’ASI Suisse, où il traite des dossiers liés à la politique professionnelle et juridique de l’association – notamment ceux concernant l’initiative sur les soins infirmiers. De 2008 à 2020, il a été membre de la Commission fédérale pour les questions liées aux femmes, dont il est devenu vice-président en 2012.
Quelles sont les conséquences de cette situation sur la qualité des soins – et finalement sur la sécurité des patients?
Elles sont graves. Nous recevons régulièrement des retours sur des erreurs lourdes: des chimiothérapies administrées en deux heures au lieu de 24, des confusions de médicaments dans des cliniques pédiatriques où trois diplômés doivent prendre en charge 16 enfants, ou encore des équipes en oncologie qui se désagrègent complètement – obligeant des infirmières fraîchement formées à assumer seules des responsabilités écrasantes. Ces situations sont dangereuses. Et elles sont déjà une réalité.
Malgré tous les problèmes, y a-t-il encore un espoir de retournement?
L’espoir réside dans la mobilisation. Même les grèves ne sont plus taboues. Des mesures immédiates sont indispensables. Actuellement, le système ne tient que grâce aux intérimaires et au personnel étranger. Sans eux, beaucoup de choses s’écrouleraient. Aux HUG, 80% des soignants diplômés viennent de France, contre environ un tiers au niveau national. Ce n’est ni durable ni juste. Nous avons besoin de solutions viables à long terme, pas d’opérations d’urgence.
L’ASI appelle à la grève: «Les applaudissements ne suffisent plus»
Le 22 novembre 2025, l’ASI, en collaboration avec d’autres associations professionnelles et syndicats du personnel de santé, organise une manifestation nationale à Berne. Sous le slogan «5 après 12», les participants réclament de meilleures conditions de travail, des soins sûrs et une mise en œuvre conséquente de l’initiative sur les soins infirmiers.
Les critiques portent sur le projet de nouvelle loi sur les soins infirmiers (BGAP): il manque des directives claires concernant les ratios de personnel, un financement garanti et des mesures efficaces contre la pénurie de main-d’œuvre. L’ASI avertit que le sous-financement persistant met gravement en danger la qualité des soins et alimente le cercle vicieux de la surcharge de travail, des départs de la profession et de la pénurie croissante.
Autrice: Anna Birkenmeier