Parmi les nombreux défis du secteur de la santé, il existe un «éléphant dans la pièce» dont on parle peu. Ce n’est pas seulement le manque de personnel, mais un blocage silencieux qui survient lorsque tous les membres de l’équipe n’exploitent pas leur plein potentiel – par manque de volonté ou d’aptitudes. Souvent, ce n’est pas la motivation qui fait défaut, mais des processus flous, un manque de soutien ou des conflits non résolus. Cet éléphant nous freine.
- Les professionnels les plus qualifiés s’en vont. Les personnes engagées se sentent injustement traitées lorsqu’elles doivent compenser les manquements des autres. Elles cherchent alors des postes où le travail est réparti équitablement. C’est la plus grande perte. Le «job-hopping» devient la norme – un taux de fluctuation de 15 à 20% n'est pas rare dans le secteur de la santé.
Alessia Schrepfer, diplômée ASSC, infirmière BSc FHO et titulaire d’un master en soins gérontologiques de la ZHAW, a cofondé en 2022 WeNurse, un pool de freelances dédié au personnel soignant. Elle a été élue «Jeune entrepreneure de l’année 2024» par le Swiss Economic Forum pour ce projet.
- L’ambiance se dégrade. Si les problèmes ne sont pas abordés, la motivation de toute l’équipe s’effrite. Des groupes autrefois dynamiques deviennent des équipes qui se contentent du minimum. Dans le pire des cas, on fait face à une équipe en «démission intérieure».
- La qualité baisse. Sans cap clair ni consensus, les standards déclinent. Dans le secteur de la santé, cela impacte directement la qualité des soins. Et cela a aussi un coût: plusieurs études montrent que des soins infirmiers de qualité pourraient permettre jusqu’à deux milliards de francs d’économies. Une dotation insuffisante accroît les risques de mortalité, allonge les séjours hospitaliers – pour un surcoût estimé à près de 360 millions de francs par an dans les soins aigus. En soins de longue durée, jusqu’à 1,5 milliard pourraient être économisés, car environ 40% des hospitalisations seraient évitables avec un personnel mieux formé.
- Le stress a un coût caché. En Suisse, le stress professionnel engendre chaque année des coûts estimés à 4,2 milliards de francs.
- Certains blocages sont silencieux. Chaque membre de l’équipe ressent l’inégalité. Ce qui n’est pas dit devient un frein. L’éléphant dans la pièce n’est pas forcément une personne ou un groupe, mais le blocage lui-même – parce que nous n’osons pas nommer les problèmes ni les résoudre.
L’éléphant dans la pièce: un enjeu de leadership
Diriger, c’est aussi avoir le courage d’aborder les vérités qui dérangent, et d’agir avec cohérence. Souvent, l’éléphant dans la pièce n’est pas un problème d’équipe, mais un problème de direction. Il faut alors faire preuve d’introspection: est-ce que je fais partie du blocage? Suis-je prêt à changer, moi-même et dans mon domaine?
Un vrai changement nécessite une approche systémique qui s’attaque à la racine des problèmes. Cela commence par une définition claire des rôles et des attentes pour chaque fonction. La gestion des attentes et la communication sont les premiers leviers de performance.
La direction doit aussi offrir un soutien concret, ce qui implique:
- un empowerment ciblé, plutôt que du micromanagement;
- des outils et ressources adaptés pour développer les compétences et résoudre les problèmes.
Répartir la charge équitablement
Cela passe par des objectifs intermédiaires, du suivi, et – si malgré le soutien rien ne change – par des décisions difficiles mais justes.
La direction a la responsabilité de protéger les collaborateurs engagés et performants. Il s’agit de créer un environnement où la performance est valorisée, où la charge de travail est équitablement répartie, et où les comportements toxiques sont activement traités.
Le secteur de la santé ne peut plus se permettre d’ignorer l’éléphant dans la pièce. D’ici 2030,
plus de 30'000 professionnels manqueront dans le seul domaine des soins.